Jusqu’en 2004, lorsque je regardais en bas de ma rue, je voyais souvent passer une personne, un vieil homme à béret qui traversait la rue de la République. Il passait parfois seul, parfois avec son chien. Je ne sais plus combien de fois j’ai dû voir cette scène en 24 ans. Ce vieil homme dont je te parle n’est autre que mon grand-père paternel. Il est décédé quelques mois avant ma mère et pourtant, c’est son décès qui a été le plus dur des deux.
Mon grand-père vivait dans la maison juste en bas de ma rue, la grande maison familiale où mon père a grandi. C’est étonnant comme on peut voir des personnes tous les jours sans jamais les connaître. Si je devais me rappeler d’une chose à propos de mon grand-père, ce serait cette phrase qu’il me disait souvent quand je le croisais dans la rue :
« Ne dis pas à ta grand-mère où je vais. »
Puis, il disparaissait dans une rue adjacente, toujours la même, pour fumer sa cigarette en secret. Cette phrase m’a toujours fait sourire car il la disait autant à moi qu’à mes cousins. Et le plus drôle, c’est que quelques minutes après son retour, nous croisions notre grand-mère qui nous disait la même phrase avant de disparaître dans la même rue pour faire la même chose.
C’était ça pour moi, mon grand-père, une ombre toujours présente, que je voyais tous les jours dans la même rue avec son légendaire béret.
Du moins jusqu’au jour où mon père m’a dit cette phrase :
« Ton grand-père est à l’hôpital, et ce n’est pas bon. »
Comment ça, pas bon ? Papi ?
Impossible que ça n’aille pas. Il n’était jamais malade, ne se plaignait jamais. Il était toujours là, en bas de la rue avec son béret. Ça ne pouvait pas être son tour. On venait de sortir du cancer de ma mère. Et Pourtant…
Fais-le sortir :
Mon père m’a prévenu que c’était sûrement la dernière fois que je le verrais. Je n’arrivais pas à le croire, il y a à peine quelques jours, je l’avais vu en bas de la rue, comme depuis les 24 dernières années. Et nous nous sommes retrouvés à traverser un hôpital. Depuis l’hospitalisation de ma mère, je n’aimais pas ce genre de lieu. Nous nous sommes donc dirigés vers sa chambre. Ce jour-là, j’étais avec mon père et un de mes oncles.
Mon père est entré en premier dans la pièce. Ma grand-mère était sur une chaise à côté du lit. Quand elle vit mon père, elle se tourna vers mon grand-père et lui dit :
- « Tu reconnais ton fils ? Tu sais qui c’est ? »
- « Bien sûr », répondit mon grand-père, « je sais reconnaître mon propre fils. »
Mon oncle suivit.
- « Et lui, tu le reconnais aussi ? »
- « Bien sûr, c’est aussi mon fils. »
Puis soudainement, mon grand-père me fixa. Ce visage que je connaissais si bien changea complètement.
- « Il est venu pour me voler mes affaires ! « S’écria-t-il.
Mon grand-père était en panique, jamais je ne l’avais vu comme cela.
- « Fais-le sortir, il est là pour me voler« , cria-t-il à ma grand-mère.
- « Mais enfin, tu ne reconnais pas ton petit-fils ? » Demanda ma grand-mère pour le calmer.
- « Non, ce n’est pas mon petit-fils, je ne le connais pas, fais-le sortir, fais-le sortir.«
Je fixais le regard de mon grand-père et je pouvais lire dans ses yeux un sentiment que je n’avais jamais vu chez lui, de la peur.
Mon grand-père que je voyais tous les jours et qui m’a vu grandir ne me reconnaissait pas et avait peur de moi. Ses derniers mots envers moi furent :
Je veux qu’il parte.
Je rentrai discrètement dans la salle de bain pour pleurer. Puis je sortis pour lui faire un dernier sourire et lui dire au revoir en quittant la pièce.
Il décéda d’un cancer deux jours après.
C’est arrivé si vite :
Le décès de mon grand-père fut pour moi plus dur que celui de ma mère. Pour beaucoup, c’était incompréhensible d’avoir une telle réaction. Mais la différence entre les deux était que ma mère était malade depuis des mois. Nous avions eu le temps de nous préparer et, même, son départ fut pour nous tous une libération. Mon grand-père, c’était différent. Tout s’est joué en quelques jours, nous n’étions pas prêts.
De plus, le départ de ma mère s’est fait dans un dernier au revoir tout à fait serein. J’ai pu dire adieu à ma mère une dernière fois. Dans le cas de mon grand-père, ce fut dans la souffrance, dans l’incompréhension et le rejet. De plus c’était la première fois que j’étais confronté à la perte d’un membre de ma famille.
C’est à ce moment-là aussi qu’un souvenir me revient tout à coup, une scène que malheureusement je n’avais pas compris 15 ans plus tôt.
Ton frère a eu un accident :
C’était une soirée comme tant d’autres dans mon village. Comme d’habitude après un match de rugby, nous nous retrouvions tous au club. Ce soir-là, j’étais seul avec mon père car ma mère était partie avec mon frère à la montagne. À cette époque, j’avais 7 ou 8 ans et mon frère moins de 3. La soirée se déroulait normalement jusqu’à ce que mon père arrive vers moi en panique :
- « Ton frère a eu un accident, tu passes la nuit chez ta grand-mère. »
Mon père disparut aussitôt, accompagné de mon grand-père. Plus tard, il me raconta qu’il avait fait le trajet de deux heures et demie en une heure et demie tellement il roulait vite. Mon grand-père ne l’avait jamais vu conduire aussi vite.
La suite de cette histoire va te paraitre incroyable, mais elle est pourtant vrai.
À l’hôpital, le service médical n’était pas rassurant avec mon père. Mon frère avait collé la chaise contre la fenêtre, était monté dessus, puis s’était approché de la fenêtre et avait chuté. Une chute de presque sept mètres. Difficile de survivre pour un adulte, alors un enfant… Les médecins étaient alarmistes au possible. Il avait sûrement des lésions internes, la colonne cassée. Imagine deux secondes l’état de ma mère qui avait perdu ma petite sœur à la naissance environ cinq ans auparavant et qui allait perdre son fils juste pour une erreur d’inattention.
Le médecin revint avec les résultats et, si j’étais croyant, je parlerais sûrement de miracle : mon frère n’avait absolument rien, rien du tout. Au pire, un bleu sur les fesses. Des années plus tard, ma mère me montra le lieu de la chute et c’était incroyable. Le sol était parsemé de rosiers et de pierres volcaniques pointues. Et au milieu de tout cela, un petit espace de terre. Tu t’en doutes, c’est dans cet espace ridicule que mon frère a fini sa chute.
De mon côté, j’ai passé l’une des pires nuits de ma vie. Je n’avais aucune nouvelle et je ne sus que le lendemain que mon frère n’avait finalement rien eu. Tu te demandes sûrement quel est le rapport avec mon grand-père. Lorsque mon père est revenu avec mon grand-père, j’ai assisté à une scène dont je te parlais plus haut. Alors que j’étais allé récupérer mes affaires pour rentrer chez moi, je vis mon grand-père assis sur son lit, les larmes aux yeux. Pourquoi pleurait-il alors que tout finissait bien finalement ? Difficile pour moi de comprendre que mon papi avait eu très peur, mais qu’il ne pouvait se lâcher qu’une fois seul. Il m’a fallu longtemps pour comprendre ce que j’avais vu.
Il n’était pas que le vieil homme au béret :
Quel est le rapport avec la première partie de mon histoire ? Eh bien, ce jour-là, je me suis rendu compte d’une chose. Quand nous sommes petits, la mort est impensable. Nous sommes immortels et les gens qui nous entourent le sont aussi. J’avais l’habitude de voir ce vieil homme presque tous les jours traverser la rue avec son béret. Cela ne pouvait pas changer. Après tout, je ne le connaissais que sous cette image. Du moins, jusqu’à ce qu’il pose ce regard de peur sur moi. Ce jour-là, je savais que tout avait changé. Je n’avais jamais remarqué son regard, ni même la façon dont il pouvait me regarder. Mais le souvenir de ce matin-là, quand il pleurait en silence sur son lit, j’aurais dû comprendre quelque chose :
Il n’était pas le vieil homme au béret de la rue de la République, c’était notre papi et il nous aimait. Et c’est ce souvenir-là que je veux garder.