
Quand la science-fiction ne nous fait plus rêver… mais réfléchir
Début des années 2000.
Je suis en pleine frénésie de DVD. Tu sais, cette époque où on empilait les boîtiers comme des trophées, alignés avec fierté sur des étagères Ikea. Ce soir-là, mon père passe me voir. À la télé, y’a rien. Il me lance :
— Tu m’en prêtes un, de tes films ?
Je jubile. J’hésite un instant à lui filer un bon film d’action classique, mais je suis trop content de ma dernière acquisition : Minority Report, de Spielberg. De la SF bien dense, bien maline, avec Tom Cruise et des idées à te retourner le cerveau. Il me regarde, hausse un sourcil, puis repart avec.
Trente minutes plus tard, il me le rend.
— Franchement, ton film… c’est débile. Arrêter les gens avant qu’ils aient commis un crime ? Mais ça n’a aucun sens !
Sur le coup, j’ai ri. Et puis j’ai tilté.
Il avait raison : ça n’a aucun sens. Mais c’est justement le point. C’est ça, le message.
Une incompréhension révélatrice
Mon père, comme beaucoup, s’est arrêté à la surface. Il n’a pas vu que l’absurdité était volontaire. Que cette idée tordue, c’est le cœur du propos : questionner la justice préventive, le libre arbitre, le contrôle par l’anticipation.
C’est ça, la force de la science-fiction : elle exagère le présent pour en révéler les dérives. Elle caricature le réel pour nous forcer à l’interroger. Et souvent… on ne voit rien.

Starship Troopers ou l’ironie invisible
Prenons un autre exemple : Starship Troopers.
Combien l’ont regardé en pensant voir un bon gros film de guerre dans l’espace, avec des soldats badass qui explosent des insectes géants ?
Et combien ont compris que Paul Verhoeven y signait une satire féroce du fascisme ?
Une parodie à peine voilée des discours patriotiques, de la propagande, de l’embrigadement ?
Je me souviens d’un pote qui, après la séance, me balance tout excité :
— Trop bien quand ils explosent tous ces aliens, mais c’est quand même un film qui fait l’apologie du nazisme et de la guerre …..
… et c’est là que j’ai compris qu’il était passé totalement à côté du vrai theme du film, ….. comme beaucoup de critique de l’époque.
Quand la réalité dépasse la fiction
Et pourtant, ce n’est pas juste un problème de compréhension. C’est humain. On aime le spectacle. On aime être diverti. Réfléchir, ça fatigue. Surtout quand le film nous tend un miroir pas très flatteur.
Mais c’est là que la science-fiction frappe fort. Ce qu’on prend parfois pour des délires futuristes est souvent un avertissement très sérieux.
Quand Orwell écrit 1984, il ne fait pas de la divination. Il observe son époque, amplifie ses travers, et nous dit : regardez où ça peut mener.
Quand Philip K. Dick invente la « pré-crime », il interroge la dérive vers une justice qui anticipe plutôt qu’elle ne juge. Il parle de surveillance. De nos peurs. Et de l’illusion du contrôle.
Et nous, bien au chaud dans notre canapé, on se dit :
— Non mais ça, ça arrivera jamais.
Ah ouais ?
Aujourd’hui, on utilise des algorithmes prédictifs dans la justice. La surveillance de masse est devenue un argument de vente. Les deepfakes rendent la vérité malléable.
Et si ce qui paraissait absurde à mon père… était déjà là ?

Apprendre à lire entre les lignes
Regarde Don’t Look Up. Une comète fonce sur la Terre. Personne ne veut y croire.
On pourrait penser à une farce absurde, une comédie grinçante. Mais c’est une métaphore transparente : le déni climatique. L’impuissance médiatique. L’inaction politique.
Certains rient. D’autres paniquent. Deux publics, deux lectures. Même œuvre.
C’est ce qui s’est passé avec mon père et Minority Report. Il voyait une absurdité, pas un avertissement. Il s’arrêtait à la surface. Pas le temps de creuser.
Mais si on ne creuse pas, on rate tout.
Le vrai pouvoir de la science-fiction
La science-fiction, ce n’est pas pour faire joli. Ce n’est pas juste des vaisseaux spatiaux et des robots qui parlent. C’est un miroir, parfois déformant, souvent désagréable, mais essentiel.
Quand on regarde Black Mirror, on ne devrait pas juste frissonner. On devrait se demander :
Et moi ? Est-ce que je suis déjà dedans ?
Quand on lit Le Meilleur des Mondes, ce n’est pas le soma qui doit nous inquiéter… mais notre propre dépendance à la dopamine, aux écrans, à l’oubli facile.
La science-fiction est un vaccin contre l’aveuglement. Mais comme tout vaccin, il ne fonctionne que si on accepte de l’injecter. Si on refuse la piqûre sous prétexte qu’elle pique un peu… on reste vulnérable.

Et maintenant ?
Mon père n’avait pas tort de trouver Minority Report absurde. Il avait tort de s’arrêter là.
Parce que dans cette absurdité réside tout le message : nous obliger à regarder en face ce qu’on préférerait ignorer.
Nous forcer à débattre de ce qu’on tient pour acquis. Nous rappeler que ce qu’on jugeait hier « débile » peut devenir demain notre norme la plus froide.
Alors la prochaine fois que tu regardes un film de SF, pose-toi cette simple question :
“Qu’est-ce que ce film essaie de me dire que je ne veux pas entendre ?”
Et peut-être qu’en écoutant un peu mieux ces messages camouflés en divertissement, on pourra éviter que nos enfants vivent dans un monde où ce que mon père trouvait absurde… sera devenu tragiquement banal.

