
Qui serions-nous sans nos souvenirs ?
Il y a une question qui me trotte dans la tête depuis que j’ai regardé « Severance ». Tu sais, cette série où des employés se font opérer le cerveau pour séparer leur vie pro de leur vie perso. Littéralement. Ils n’ont aucun souvenir de leur existence en dehors du bureau. Et ça m’a fait réfléchir : si demain tu perdais tous tes souvenirs, serais-tu encore la même personne ?
Nos souvenirs, notre identité ?
Depuis des siècles, les philosophes se battent sur cette idée. John Locke, au XVIIe siècle, était persuadé que nous sommes ce dont nous nous souvenons. Pour lui, ton identité va aussi loin que tes souvenirs. Ton premier jour d’école, ta première rupture, cette fois où tu as eu honte devant tout le monde – tout ça, c’est toi.
Mais attends. Nos souvenirs, ils sont fiables au moins ? Pas vraiment. Chaque fois qu’on se rappelle quelque chose comme nous en avons déjà parlé, on le transforme un peu. On y ajoute des détails qui n’existaient pas, on en enlève d’autres. Nos souvenirs d’enfance, par exemple, ils ont été repeints par notre cerveau d’adulte. Alors si nos souvenirs changent tout le temps, sur quoi on base notre identité au juste ?
Les « Innies » nous montrent autre chose
Dans « Severance », les « Innies » – c’est comme ça qu’on appelle la version « bureau » des employés – n’ont aucun souvenir de leur vraie vie. Pourtant, ils ont des personnalités bien à eux. Mark est différent d’Irving, qui est différent d’Helly. Ils créent des relations, ils tombent amoureux, ils se révoltent.
Comment c’est possible si l’identité, c’est juste nos souvenirs ?
Il y a eu un patient, H.M., qui après une opération ne pouvait plus former de nouveaux souvenirs. Il oubliait les gens qu’il rencontrait cinq minutes après les avoir vus. Mais il gardait sa personnalité. Il riait toujours aux mêmes blagues, aimait toujours la même musique. Plus fou encore : il apprenait de nouvelles choses sans s’en souvenir. Il devenait meilleur au dessin en miroir, mais ne se rappelait jamais l’avoir fait.
Ça veut dire quoi ? Qu’on peut être nous-mêmes sans nos souvenirs ?
Ce qui reste quand on oublie tout
Notre cerveau, c’est plus compliqué qu’un disque dur. Il y a plusieurs types de mémoire :
- La mémoire épisodique : tes souvenirs personnels, tes vacances, ton premier baiser.
- La mémoire sémantique : ce que tu sais sur le monde, le nom des couleurs, comment faire du vélo.
- La mémoire procédurale : tes automatismes, comment tenir une fourchette, conduire une voiture.
Les « Innies » ont perdu leur mémoire épisodique, mais ils gardent le reste. Ils savent parler, ils reconnaissent les objets, ils peuvent apprendre leur travail. C’est comme s’ils repartaient de zéro, mais pas complètement de zéro.
Et puis il y a autre chose. Irving, un des « Innies », peint des couloirs noirs et blancs dans ses moments libres. Des couloirs exactement comme ceux de Lumon. Coïncidence ? Ou alors il reste quelque chose de plus profond, quelque chose que la chirurgie n’a pas pu effacer ?
Le corps se souvient aussi
Leibniz, un autre philosophe, pensait que Locke se trompait. Pour lui, l’identité ne dépendait pas de la mémoire mais de quelque chose de plus solide. Notre corps, par exemple.
Pense à tes gestes quand tu es stressé, ta façon de marcher, de bouger les mains quand tu parles. Tout ça, c’est toi aussi. Et ça survit à l’oubli.
Les « Innies » ont un corps qui « se souvient ». Leurs mains connaissent certains mouvements, leurs muscles gardent des automatismes. Cette mémoire du corps, elle participe à leur identité même sans souvenirs conscients.
Il y a aussi ce qu’on appelle l’inné. Ton tempérament, tes réactions instinctives, ta façon d’être au monde. Ça, c’est gravé plus profond que tes souvenirs. Un « Innie » timide le restera probablement, même sans se rappeler pourquoi il est devenu timide.
L’environnement qui façonne
Mais attention. Les « Innies » ne vivent pas dans le vide. Ils évoluent dans les couloirs aseptisés de Lumon, avec ses règles bizarres et son atmosphère oppressante. Cet environnement les influence, les modèle.
Ça pose une question dérangeante : notre identité, elle nous appartient vraiment ? Ou elle est façonnée par tout ce qui nous entoure, souvent sans qu’on s’en rende compte ?
Dans « Severance », l’entreprise contrôle l’environnement des « Innies ». Elle influence leurs choix, leurs relations, leurs pensées. Leurs personnalités sont-elles authentiques ou artificielles ?
Et nous, dans nos vies, c’est pareil non ? Nos parents, nos amis, notre culture, nos algorithmes sur les réseaux sociaux – tout ça nous façonne. Alors où commence notre vraie personnalité et où finit l’influence extérieure ?

Le bateau qui change de planches
Il y a un vieux paradoxe qui illustre bien le problème. Un bateau part en mer. Pendant le voyage, on remplace une planche abîmée. Puis une autre. Puis encore une autre. À la fin du voyage, toutes les planches ont été changées. C’est encore le même bateau ?
Pour l’identité, c’est pareil. Si tous tes souvenirs disparaissent mais que ton corps, ton cerveau, tes gènes restent, es-tu encore toi ?
Je crois qu’il n’y a pas de bonne réponse. Et c’est ça qui est beau. L’identité, c’est pas quelque chose de fixe qu’on possède. C’est quelque chose qu’on construit chaque jour.
Peut-être qu’on se trompe de question
Les « Innies » de « Severance » ne sont pas des versions diminuées de leurs « Outies ». Ils sont des personnes complètes, avec leurs joies, leurs peurs, leurs rêves. Ils prouvent qu’on peut être humain sans avoir de passé.
Ça change tout. Au lieu de se demander « Qui serais-je sans mes souvenirs ? », on pourrait se demander « Qui est-ce que je choisis d’être maintenant ? »
Parce que finalement, nos erreurs passées ne nous définissent pas pour toujours. Nos traumatismes non plus. On peut se réinventer, recommencer, devenir quelqu’un d’autre tout en restant nous-mêmes.
C’est ce que font les « Innies ». Privés de leur histoire, ils en écrivent une nouvelle. Ils tissent des liens, ils résistent, ils espèrent. Ils nous montrent que l’identité, c’est pas ce qu’on a vécu, c’est ce qu’on fait de notre présent.
Ce qui compte vraiment
Dans une époque où l’Alzheimer efface les mémoires, où les traumatismes peuvent tout bouleverser, cette leçon est précieuse. L’identité ne se résume pas à nos souvenirs.
Nous sommes notre capacité à aimer, à créer, à nous révolter. Nous sommes nos gestes tendres, nos colères justes, nos petits bonheurs quotidiens. Nous sommes cette étincelle unique qui nous anime, mémoire ou pas.
Les « Innies » nous rappellent quelque chose d’important : on est plus grand que la somme de nos souvenirs. Plus résistant aussi. L’identité, elle survit à l’oubli parce qu’elle vit dans l’instant présent, dans nos choix d’aujourd’hui, dans notre façon d’être au monde maintenant.
Alors la vraie question, c’est peut-être pas « Qui serions-nous sans nos souvenirs ? » mais plutôt « Qui choisissons-nous d’être à chaque moment, peu importe notre passé ? »
Parce qu’au fond, c’est ça la beauté de l’humain : cette capacité infinie à se réinventer, encore et encore.
